Un caillou contre un bouleau

Je m’étais retiré dans la forêt pour échapper au tumulte des idées que je portais depuis trop longtemps. Là-bas, sous la voûte des pins, le monde avançait à un rythme que je pouvais enfin entendre. Les journées coulaient comme l’eau claire d’un ruisseau, sans autre ambition que d’être elles-mêmes.
Moi, pourtant, je demeurais chargé de doutes. J’avais lu trop de livres, trop cherché à comprendre ce qui ne se laisse saisir que par la simplicité.

Le territoire me disait pourtant: « Reviens à l’instant où rien n’est encore nommé. Là commence la vraie vision. »

J’ai résisté longtemps à me laisser aller à cet appel intérieur.
Puis un matin, sans raison particulière, je me suis défait de mes notes, de mes livres et de mes certitudes. Je les ai regardés brûler comme on regarde chavirer une vieille embarcation devenue inutile.
Ensuite, je me suis enfoncé dans les bois et j’y ai vécu comme on reprend son souffle — lentement, sincèrement.
Les arbres ne demandaient rien. Ils attendaient.

Je passais mes journées à marcher, à m’asseoir, à écouter. Parfois, je m’étonnais que tant de silence puisse contenir tant de vie. Ce que je nommais “moi” se diluait dans l’odeur des épines, la fraîcheur de la terre, le passage des nuages.

Un matin, assis au pied d’un vieux cèdre, immobile, j’ai entendu un son : le roulement d’un caillou dévalant une pente, puis le choc clair contre un bouleau
Ce n’était rien — un événement ordinaire pour la forêt.
Et pourtant, ce son a brisé quelque chose en moi, ou plutôt l’a ouvert.

Il m’a traversé avec la netteté d’un rayon de soleil perçant une flaque sombre. À cet instant précis, je me suis souvenu de ce que j’avais toujours su, avant tous les livres, avant toutes les paroles : que la vérité ne se trouve jamais dans l’accumulation, mais dans la nature nue de ce qui est.

Je me suis levé comme si j’avais dormi trop longtemps. La forêt entière semblait respirer avec moi. Je compris que mon ignorance n’était pas un défaut mais une porte. J’ai murmuré, presque sans m’en rendre compte :

Par un coup,
par le son d’un caillou,
par le son du bouleau,
tout s’est effacé.

Je suis redescendu vers la vallée comme on revient d’un long hiver.
Rien n’avait changé, et pourtant tout paraissait neuf, comme si les choses, enfin, pouvaient être elles-mêmes sans mon besoin de les nommer.

On racontera peut-être un jour que j’ai oublié tout mon savoir en entendant ce choc. Ce n’est pas tout à fait vrai. Je n’ai rien oublié : j’ai simplement cessé de m’y accrocher.
La forêt m’avait enseigné ce que la raison compliquait.

Et ce jour-là, j’ai appris que la liberté intérieure naît souvent d’un bruit léger, d’une chute de pierre, d’un souffle dans les feuilles — de ces choses simples qui, lorsqu’on s’arrête enfin, contiennent le monde entier.

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