Catégorie : Histoires de pêche

  • Un fil, de l’eau

    Voici une anecdote transmise parmi les pêcheurs contemplatifs, au sujet d’un jeune disciple qui apprenait l’art du lancer à la mouche auprès d’un maître silencieux, connu pour enseigner moins par des mots que par des gestes.

    Un matin, alors qu’ils marchaient le long d’une rivière claire, le disciple tenait une mouche qu’il avait fabriquée lui-même : soie fine, plumes rares, proportions parfaites. C’était sa première vraie création, et il en était fier.
    Mais au moment d’attacher la mouche au bas de ligne, une rafale de vent la lui arracha des doigts. Elle tomba sur une pierre, se froissa, et fut emportée par le courant. Le jeune homme en fut bouleversé et se mit à pleurer : cette mouche, il y avait mis tout son cœur.

    Le maître, qui avait observé la scène sans un mot, s’approcha calmement :
    — Ne t’inquiète pas. La rivière enseigne plus vite que la peine ne s’installe. Viens.

    Ils descendirent vers un banc de galets. Le maître ramassa quelques brins d’herbe sèche, les humecta, et improvisa une nouvelle mouche, simple et discrète. Il la serra dans sa paume, puis invita le disciple à s’asseoir avec lui.

    Quand tout fut tranquille, il demanda :
    — Dis-moi, les mouches que nous fabriquons, durent-elles toujours ?

    Le disciple renifla.
    — Non, maître. Elles se perdent, se cassent, se déchirent, se noient. Rien ne dure longtemps au bord de l’eau.

    — Et les poissons que nous cherchons, continuèrent-ils d’exister pour toujours ?

    — Non plus, maître. Ils apparaissent et disparaissent dans le courant.

    — Et la rivière elle-même ? Est-elle jamais la même ?

    Le disciple observa le flux, et répondit :
    — Non. Elle change d’instant en instant.

    Le maître hocha la tête :
    — Alors, pourquoi serais-tu étonné que ta mouche n’ait pas voulu rester ? Tout ce qui touche à l’eau doit suivre sa nature : passer.

    Il plaça alors la petite mouche d’herbes au creux de la main du disciple :
    — Ce n’est pas la perte qu’il faut pleurer, mais l’attachement. La mouche que tu as faite a accompli son destin : elle est retournée à la rivière qui l’a façonnée. Peut-être qu’un poisson la verra, peut-être qu’elle flottera un moment avant de disparaître. Qu’importe : elle vit désormais là où elle devait vivre.

    Puis, avec un sourire léger :
    — Et toi, apprends ceci : le pêcheur qui veut garder son esprit clair ne s’attache ni aux prises, ni aux outils, ni même à sa propre habileté. La rivière te prendra toujours quelque chose. Mais en retour, elle te donnera la liberté de recommencer.

    Le disciple essuya ses larmes.
    Ce jour-là, il comprit que l’art du lancer à la mouche n’était pas une lutte contre la perte, mais une alliance avec le passage.

  • SANS S’ARRÊTER ET SANS EFFORT

    Lors d’un voyage dans la forêt de Fadwisina, dans le parc de Nisapwad, je pêchais dans la Naspidwi lorsque je fis la rencontre d’un pêcheur très âgé, il devait avoir plus de 80 ans. Toute la journée il pêcha devant moi. Je l’observai traverser la rivière dans ses torrents les plus rapides, sans effort et malgré son âge avancé. Vers la fin de la journée je m’approchai de lui pour faire connaissance. Voyant mon approche, il me salua et sortit de la rivière et se tint debout à côté de moi, je lui dit:

    — Monsieur, comment faites-vous pour traverser les torrents avec autant d’aisance?

    — Je les traverse sans m’arrêter et sans forcer.

    — Et comment, Monsieur, faites-vous pour les traverser sans arrêter et sans forcer?

    — Il y a très longtemps, j’ai remarqué que lorsque je m’arrêtais, je coulais, et lorsque je forçais, j’étais emporté. C’est de cette manière, mon ami, que j’ai traversé le torrent sans arrêter et sans forcer.

    Puis ayant écouté le pêcheur âgé, je réfléchis  à ce qu’il venait de me dire.

    Durant ce temps il avait disparu.